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6 novembre 2011 7 06 /11 /novembre /2011 06:28

 

Bartleby le scribe d'Hermann MELVILLE

 


Lire Bartleby le scribe peut provoquer un certain trouble: en effet, le personnage éponyme est particulièrement étrange, enigmatique et dérangeant dans sa philosophie du ni oui ni non...

 

Cette longue nouvelle, composée par Herman Melville en 1853, expose la vie d’un sinistre bureau de copistes. Homme de loi sans ambition, le patron, qui est aussi narrateur de l’histoire, travaille en compagnie de trois employés qu’il surnomme amicalement Dindon, Lagrinche et Gingembre.

Après avoir dressé le portrait de ce petit bureau de copiste, l’auteur de Moby Dick met en scène Bartleby, un nouvel employé qui viendra tout bouleverser.

Sans délai, Bartleby s’applique à ses tâches de copiste avec beaucoup de sérieux, le jour comme la nuit. Tout va bien, à la grande satisfaction du patron, jusqu’au moment où ce dernier demande à Bartleby d’examiner un court document. D’une voix douce et ferme, Bartleby lui répond : Je préférerais pas. (I would prefer not to.) Dès lors, Bartleby, enfermé dans son mutisme, troublera peu à peu ses collègues, dont son patron qui ne sait pas comment réagir face à cet énigmatique personnage. À toute question, Bartleby répète sans cesse : Je préférerais pas. Si l’humour étrange des personnages de Kafka ou de Beckett vous fait sourire, vous aimerez certainement le mystérieux Bartleby !

 

 

Extrait:

"C’est, il va sans dire, une part indispensable du travail du scribe que de vérifier mot à mot l’exactitude de sa copie. Lorsqu’il y a deux scribes ou plus dans une étude, ils s’assistent mutuellement dans cet examen, l’un lisant la copie, l’autre prenant en main l’original. C’est une besogne ennuyeuse, monotone et soporifique. J’imagine aisément qu’elle puisse être absolument intolérable à certains tempéraments sanguins. Je ne saurais affirmer, par exemple, que le fougueux poète Byron se fût assis d’un cœur content aux côtés de Bartleby pour collationner un document de, disons, cinq cents pages d’une écriture serrée et chafouine. De temps à autre, j’avais accoutumé, dans la presse du travail, d’aider moi-même à la vérification de quelque bref document, appelant Dindon ou Lagrinche à cet effet. Si j’avais placé Bartleby aussi près de moi derrière le paravent, c’était précisément pour user de ses services à ces menues occasions. Il était, je crois, depuis trois jours avec moi, et ses propres écritures n’avaient pas encore dû être collationnées lorsque, fort pressé d’expédier une petite affaire en cours, j’appelai tout à coup Bartleby. Dans ma hâte et dans ma confiance naturelle en son obéissance immédiate, j’étais assis la tête penchée sur l’original, et ma main droite tendant la copie de flanc avec quelque nervosité, afin que Bartleby pût s’en saisir dès l’instant qu’il émergerait de sa retraite et se mît au travail sans le moindre délai. Telle était donc exactement mon attitude lorsque je l’appelai en lui expliquant rapidement ce que j’attendais de lui : à savoir qu’il collationnât avec moi un bref mémoire. Imaginez ma surprise, non, ma consternation lorsque, sans quitter sa solitude, Bartleby répondit d’une voix singulièrement douce et ferme : « Je préférerais pas. » Je gardai pendant quelques instants un silence parfait afin de rassembler mes esprits en déroute. L’idée me vint aussitôt que mes oreilles m’avaient abusé ou que Bartleby s’était entièrement mépris sur le sens de mes paroles. Je répétai ma requête de la voix la plus claire que je pusse prendre. Mais tout aussi clairement retentit la même réponse que devant : « Je préférerais pas.

Vous préféreriez pas ? » fis-je en écho, me levant avec beaucoup d’excitation et traversant la pièce à grandes enjambées. « Que voulez-vous dire ? Avez-vous la berlue ? Je veux que vous m’aidiez à collationner ce feuillet-ci... Tenez. » Et je le lui tendis. « Je préférerais pas », dit-il. Je le regardai fixement. Son visage offrait une maigreur tranquille ; son œil gris, une vague placidité. Si j’avais décelé dans ses manières la moindre trace d’embarras, de colère, d’impatience ou d’impertinence ; en d’autres termes, si j’avais reconnu en lui quelque chose d’ordinairement humain, je l’eusse sans aucun doute chassé violemment de mon étude. Mais en l’occurrence j’aurais plutôt songé à mettre à la porte mon pâle buste de Cicéron en plâtre de Paris. Je restai quelque temps à le considérer, tandis qu’il poursuivait ses propres écritures, et puis je retournai m’asseoir à mon bureau. Voilà qui est étrange, pensai-je. Quel parti prendre ? Mais les affaires pressaient. Je décidai d’oublier provisoirement l’incident, le réservant pour d’ultérieurs loisirs."

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